Pour cet article, je me base sur les recommandations du « Petit cours d’autodéfense intellectuelle » de Normand Baillargeon, en vente dans toutes les bonnes librairies.

Français inclusif et esprit critique

Je veux soumettre la pratique du français inclusif à l’épreuve de l’esprit critique. Normand Baillargeon recense trois sources de connaissances : les sciences, les médias et l’expérience personnelle. Je passerai ces trois catégories d’informations au crible de trois examens :

  • Remettre en cause les sources
  • Identifier le contexte
  • Analyser les données

 

Je veux vérifier l’hypothèse que les règles du français inclusif favorisent une société plus juste que la règle du masculin qui l’emporte. Par français inclusif, j’entends essentiellement Nommer les femmes au féminin. On l’appelle aussi écriture inclusive, rédaction épicène ou non sexiste. Les règles du français inclusif visent à éliminer les clichés surtout sexistes, mais tous les clichés. Je veux démontrer que le français inclusif, facteur d’égalité, n’est pas une « opinion », mais un savoir vrai et justifié.

Une société plus inclusive

Je considère trois sources de connaissances à disposition pour confirmer ou infirmer l’hypothèse : les médias, les sciences et mon expérience personnelle (avec les précautions requises, j’y reviendrai).

Les médias

De grands médias appliquent les règles de français inclusif (Slate, Mediapart). D’autres sont résolument contre le fait de nommer les femmes au féminin (Le Parisien). Il appartient à l’esprit critique de multiplier la diversité de ses lectures pour avoir une idée globale. Il appartient également à l’esprit critique de vérifier que les articles parlent bien de la même chose en l’occurrence pas uniquement du point médian. On commencera donc par mettre les avis et les opinions en contexte et distinguer les avis des données. On s’interrogera également sur les sources citées par les journalistes ? Quelles sont les données véritables ? Dans quel contexte est écrit l’article ? Une campagne électorale en cours, par exemple, n’est pas un fait anodin.

 

Remettre en cause les sources

 

Identifier le contexte

 

Analyser les données

 

Slate La rédaction s’appuie sur des signatures reconnues et des journalistes indépendants. Slate.fr créé en 2009 est détenu par :
– ses fondateurs et ses cadres (10,54 %)
– Cattlyea Finance, groupe familial d’Ariane de Rotschild (87,81 %)
Article publié pour expliquer un engagement à appliquer l’accord de proximité. La rédaction prend note d’un mouvement visant à réformer la langue française et s’engage en expliquant ses motifs.
Médiapart « Élever ce pays en élevant son langage » : tel était le programme que proposait Albert Camus, dans le Combat de la Libération, en rêvant à voix haute d’une presse libre. Mediapart convoque ce parrainage dans sa déclaration d’intention mise en ligne le 2 décembre 2007. Financé depuis 2019 par le Fonds pour une presse libre Charte publiée décrivant les règles appliquées à l’ensemble du contenu. La rédaction prend note d’un mouvement visant à réformer la langue française et s’engage en expliquant ses motifs.
Le Parisien Créé en 1944. La ligne éditoriale est généraliste, s’intéressant particulièrement aux faits divers et à l’actualité locale.

Depuis 2015, Le Parisien est détenu par le groupe LVMH (Bernard Arnault). Il bénéficie de subventions de la part de l’État français.

 

Article qui, sous un titre question, présente un contexte et deux avis de spécialistes. La rédaction prend note d’une anecdote dans une boutique et interpelle deux spécialistes.

On peut s’interroger sur le choix du titre interronégatif et sur l’opposition entre l’universitaire et la praticienne.

Voilà mes trois exemples, je vous laisse faire votre cueillette et la passer à ce triple crible.

 

Les sciences

Il nous appartient d’identifier les études fiables indépendantes montrant que les mots ont une influence sur notre vision, à nous individuellement, à nous en tant que membre d’un groupe et sur la société au sens large. À cet effet, les études des universitaires et linguistes fournissent d’amples lectures : Roland Barthes « la langue est fasciste », Wittgenstein « jeu de langages », Éliane Viennot « La langue française n’est pas misogyne », Marina Yaguello « Petits faits de langue », Noam Chomski « grammaire explicative » Gygax & Zuttefey « perception des masculins ». Ainsi en se fiant à des universitaires on élimine le risque de l’intérêt commercial et de tout conflit d’intérêt. La légitimité et la diversité des universitaires dont la réputation est établie est un argument supplémentaire qui contribue à établir la véracité de l’hypothèse. La lecture de ces travaux souligne l’importance de chaque mot dans notre vision du monde.

 

L’expérience personnelle

Un bon esprit critique doit douter de ses perceptions et de sa mémoire, d’autant plus que la connaissance tirée de l’expérience est très limitée (nous apprenons lentement). Les recherches sur la fiabilité du témoignage ou les biais à l’œuvre dans nos décisions ne manquent pas (Stanley Milgram et le biais d’autorité). Vous connaissez probablement cette petite histoire dans laquelle plusieurs personnes doivent définir un éléphant alors qu’elles ont les yeux bandés. Selon que chaque personne touche la défense, la queue, un ongle, un genou ou une oreille la description varie grandement. Chacune croit toucher une lance, un serpent, un mur, un arbre, un éventail. Ainsi vont nos biais. Notre expérience est donc à considérer avec énormément de précautions.

Je vous propose néanmoins de reproduire les expériences que mentionne le collectif de l’université de Fribourg dans l’ouvrage « Le cerveau pense-t-il au masculin ». À titre d’exemple je vous propose celle-ci. Proposez à un échantillon de dix personnes une liste écrite de dix métiers nommés au masculin. Demandez aux personnes interrogées quel est le pourcentage d’hommes et de femmes dans chaque métier. (Cette question va concentrer l’attention de votre échantillon, alors qu’elle n’est pas le sujet de l’étude, c’est parfait ainsi.)

Laissez passer un mois et reposez la même question au même échantillon de personnes en nommant chaque métier de la liste écrite au masculin et au féminin. Comparez les résultats. Tous les essais menés montrent que l’on compte (voit et pense) plus de femmes dans la deuxième version de l’expérience.

Mais ne me croyez pas sur parole. Faites-le, vraiment.

Bien entendu, l’échantillon n’est pas représentatif. Que cela ne vous empêche pas d’analyser les autres biais, ce qui pourrait influencer les résultats et quelles sont les limites de l’interprétation.

 

Critères et hypothèses pour une langue épicène

Revenons aux critères de Normand Baillargeon, qui reconnaît s’inspirer largement de Socrate. Nous allons parcourir les critères suivants : stabilité de l’hypothèse, fécondité, étendue, simplicité, conservatisme, autres explications possibles.

 

Stabilité : nous devons vérifier si l’hypothèse est stable et tester si elle est vraie ou fausse.

Il s’agit de tester l’hypothèse : est-ce que le fait de nommer les femmes au féminin met les femmes en lumière et fait penser davantage aux femmes avant de répondre à la question. Est-ce que le fait de penser davantage aux femmes (pour un poste, dans une rétrospective culturelle, dans une étude historique, en recherche médicale…) fait avancer l’égalité entre les femmes et les hommes ?

Il semble que la loi en imposant des quotas d’administratrice dans les entreprises cotées en Bourse ait magiquement fait surgir des candidates qui jusque-là n’existaient pas (sic). Les musées dépoussièrent des chefs-d’œuvre réalisés par des femmes, les premiers textes d’autrices apparaissent au bac de français, la médecine sort progressivement de son androcentrisme nocif. Tout n’est pas le fait de la langue, mais en parler, écrire, nommer fait avancer le monde vers plus de justice.

Fécondité : l’hypothèse est plus intéressante si elle permet de faire des prédictions observables, précises et surprenantes.

Pour ce qui est de la fécondité de cette hypothèse, nommer les femmes au féminin permet d’observer une moindre propagation de clichés, davantage de liberté de choix d’orientation professionnelle, par exemple, lire les travaux d’Isabelle Collet sur les filles dans la tech ; le recentrage sur son choix personnel plutôt que les injonctions de la société ; un choix moins genré. Les domaines en progression cités plus haut témoignent de la fécondité de la démarche.

Étendue : plus une hypothèse explique de choses, plus son champ d’application est étendu, meilleure elle est.

On voit l’étendue de la démarche car penser aux femmes au moment de l’orientation des élèves peut se révéler plus égalitaire pour l’avenir de la société dans la mesure où ces élèves se fient davantage à leurs envies pour choisir une orientation professionnelle. Nommer les femmes au féminin dans le domaine des arts ou des sports, des sciences ou de l’histoire donne également à voir davantage de femmes effacées par le machisme ambiant des siècles passés et par la règle du masculin qui l’emporte dans la langue française.

Exemple : exposition sur les peintres du XIXe siècle au Grand palais. Les peintres sont-ils des hommes et des femmes ? Des hommes uniquement ? Des femmes uniquement ? cf. article d’Alicia BIRR sur son site.

Penser aux femmes lors de crash test automobile est-il plus protecteur de tous les corps en cas d’accident ? Penser aux femmes dans le secteur de la recherche sur la santé contraceptive et reproductive est-il intéressant pour la santé en général ? cf les réflexions de Muriel Sales ; ou ce documentaire Arte.

La langue n’est pas tout

La langue n’étant pas la seule source de stéréotypes. Les biais peuvent persister malgré un choix de langue inclusive. En effet, le système dans lequel nous vivons en France au XXIe siècle est un système patriarcal. La législation a beau traiter des écarts de rémunération ou de retraite, des violences familiales, du harcèlement sexuel… bien d’autres éléments d’influence sont à changer aussi. Pourtant, la langue est un outil supplémentaire. La visibilité du français inclusif et les discussions qu’il provoque favorisent la remise en question, la réflexion et la décision.

Simplicité : moins l’hypothèse génère d’incertitudes, plus on la préfère.

En matière de simplicité, donner à voir les femmes favorise une société moins discriminante. Nommer les femmes au féminin est une décision juste.

Conservatisme : une hypothèse cohérente avec nos savoirs les mieux fondés est toujours préférable.

La grammaire française est un savoir fondé sur des siècles dans le champ de la langue. Le français est une langue dont le genre grammatical féminin sert à nommer les femmes, pour ce qui concerne les êtres humains. Même si l’on remonte au latin, les rares cas d’utilisation du genre grammatical neutre pour désigner des êtres humains étaient le nourrisson et l’esclave. Deux exceptions qui en disent long sur l’époque. Voilà pour le conservatisme. Nommer les femmes au féminin n’est pas à proprement parler révolutionnaire.

 

« Ce qui n’est pas nommé n’existe pas. »

 

Donc en nommant, on fait exister. Le genre grammatical féminin fait exister les femmes. C’est ce que les linguistes appellent la fonction performative de la langue. On retrouve cette fonction à l’œuvre quand la ou le maire affirme à haute voix : « Je vous déclare unis par les liens du mariage » devant les deux personnes concernées et leurs témoins.

?L’esprit critique veillera à examiner d’autres hypothèses.

On peut se demander s’il existe des différences entre les femmes et les hommes, par essence. Les conclusions de recherche scientifique sur l’évolution du fœtus et de l’enfant n’indiquent aucune différence majeure selon le sexe (hormis l’appareil reproducteur). Il existe autant de différences entre les individus de même sexe qu’entre des individus de sexes différents.

À l’inverse, il est facile de comprendre que l’hypothèse retenue comme base grammaticale depuis quatre siècles : « le masculin l’emporte parce que l’homme est plus noble que la femme » est infondée, infirmable et injuste. De ce fait elle engendre une invisibilisation et des discriminations dommageables pour la moitié de l’humanité. Formulons l’hypothèse que la noblesse au XXIe siècle serait dans l’égalité.

L’esprit critique notera également en faveur de la vérification de notre hypothèse que d’autres langues suivent cette évolution. L’allemand depuis les années 1980, le français de Suisse et du Canada depuis la même époque. L’espagnol en Espagne et en tant que seconde langue aux États-Unis et ailleurs dans le monde.

Nommer les femmes au féminin en particulier à l’aide du doublet (traductrices et traducteurs) équivaut à un quota linguistique indispensable au minimum pendant une période de transition. Certes, les quotas correspondent à une discrimination positive, mais celle-ci est indispensable à la transition vers une société plus détachée du sexe et du genre des personnes. En quoi en effet, le niveau de vie, le plaisir au travail, le niveau de rémunération, l’accès aux sports, les tâches logistiques familiales… devraient-ils dépendre de nos organes reproducteurs ?

L’analogie avec les quotas d’administratrices siégeant aux conseils d’administration de grandes entreprises du CAC 40 est facile. Je n’y résiste donc pas.

 

« Avant la loi, les entreprises trouvent des prétextes, après la loi, elles trouvent des administratrices. »

Proposition pour une langue libre

Le français inclusif pourrait adopter des termes épicènes dans un premier temps pour les personnes non binaires et dans un deuxième temps, après une période de quota linguistique que constituent les doublets, pour toutes les personnes. Les mots épicènes ne changent pas de graphie selon qu’ils sont précédés d’un article masculin ou féminin. Les utiliser au pluriel ne privilégie donc aucun genre.

 

Masculin qui l’emporte > Doublet pour la visibilité > Épicène

XVIIe siècle                      > XXIe siècle                       > bientôt

 

Pourquoi ne pas utiliser dès à présent les mots épicènes ?

Parce que les conclusions de recherche montrent que nous continuons à visualiser des hommes (ou des femmes) y compris lorsque le mot n’est pas genré. Exemple : si l’on parle de notaires il y a fort à parier que vous visualisez des hommes. Inversement, si on vous parle de secrétaires, il y a fort à parier que vous visualisez des femmes. Pourtant les mots notaire et secrétaire ne sont pas des termes genrés. C’est à cela que l’on note les autres influences que celles de la langue sur notre vision du monde. Il n’est donc pas souhaitable dans un premier temps de sauter une étape. La société non discriminante dans laquelle nous ne considérerons une personne qu’en fonction de ses compétences n’est pas advenue… Autant le constater et agir progressivement.

Les personnes non binaires et la communauté LGBTQ+ privilégient aujourd’hui des néologismes. Il s’agit de mots nouveaux que cette communauté se choisit pour elle-même. Respectons la volonté de chacune et de chacun à se nommer.

Conclusion

Le français inclusif vise à éliminer tous les stéréotypes. On supprimera donc les expressions sexistes, mais aussi racistes, validistes, grossophobes, LGBTphobes, etc. Le français inclusif vise aussi à être clair. La réflexion rejoint donc la volonté de faire comprendre un message par un maximum de personnes. Aujourd’hui, 41 % de la population française admet ne pas comprendre ou mal comprendre un texte, quotidiennement. En revanche des études montrent que 80 % de la population française comprend le langage clair. Y’apluka !