Synthèse d’un mémoire de recherche en traductologie

 

À l’automne 2023, j’ai entamé un Master de recherche en traductologie me préparant à un doctorat. Dans le sillage de 25 années de pratique professionnelle comme traductrice indépendante, j’ai voulu travailler sur un thème cher à mes valeurs. J’ai donc choisi pour sujet de recherche l’analyse du langage clair et inclusif en droit. L’objet de la recherche était double :

  • les lois sur l’avortement en France et au Royaume-Uni
  • une enquête auprès des étudiantes et étudiants en droit.

Initialement, je voulais montrer que la langue anglaise du droit était plus claire et plus inclusive que son homologue française, puis vérifier ce qu’en pensait la nouvelle génération. Tout ne s’est pas forcément passé comme prévu !

De quoi parle-t-on ?

Je commence par définir le langage clair et inclusif.

La démarche du langage clair vise à mieux communiquer à l’écrit en replaçant la personne destinataire au centre. Cela consiste à rédiger simplement ce que le lectorat a besoin de savoir en fonction de ses intérêts et de ses compétences langagières. Le contexte d’utilisation du document entre également en ligne de compte dans les choix linguistiques. Le langage clair est à distinguer du français facile à lire et à comprendre (FALC). Le FALC s’adresse aux personnes handicapées mentales, dyslexiques, malvoyantes âgées ou qui maitrisent mal le français. Le langage clair s’adresse, lui, à tout le monde. Il allège l’effort cognitif de la lecture et de compréhension.

Le langage inclusif conteste la convention du masculin générique censée inclure les femmes et en adopte d’autres. Lorsque l’on rédige de manière inclusive, on veille également à éliminer les autres stéréotypes : grossophobes, racistes ou validistes. On entend souvent l’appellation « écriture inclusive », ce qui manque de précision. La démarche vaut autant à l’écrit qu’à l’oral.

Pourquoi lier les deux démarches claire et inclusive ?

La double démarche claire et inclusive relève d’une prise de conscience de la société civile sur l’importance de la langue, et sa puissance pour donner à voir le monde. Par exemple, ça ne me semble pas acceptable de devoir payer des juristes pour comprendre le jugement d’un tribunal dans une affaire qui nous concerne. La langue du droit entretient cette opacité depuis des siècles et reste la seule à penser que le latin est une langue vivante. C’est faux. C’est un déni de démocratie. Les citoyennes et citoyens doivent comprendre les lois. Sinon, comment les respecter ?

Cela ne signifie pas que le niveau de langue doive baisser. En effet, la langue technique du droit a vocation à être utilisée entre spécialistes, qui se comprennent ainsi plus rapidement, plus en détail. En revanche, pour tous les textes destinés aux citoyennes et citoyens, le langage clair s’impose.

La volonté d’inclusion commence donc par la clarté.

La langue inclusive a pour but de nommer les femmes au féminin et d’inclure les personnes non binaires. Les conclusions de recherche montrent que l’on s’implique davantage quand on s’adresse à nous en nous nommant. Nommer fait exister et favorise l’implication. C’est un facteur de multiplication par trois de la visibilité des femmes, par exemple. Peu d’outils ont cette force.

Bref historique de l’avortement

Cet historique part du 18e siècle avec deux documents qui ont remué l’opinion, de part et d’autre de la Manche. La « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne » est signée d’Olympe de Gouges en 1791 et la « Vindication of the Rights of Woman », est signée de Mary Wollstonecraft l’année suivante.

D’une manière générale en Europe, le mariage, le couple et la famille relèvent de la juridiction religieuse. L’avortement est donc aussi formellement interdit que régulièrement pratiqué. La loi contre l’avortement fournit un outil de contrôle social, 80 % des personnes jugées sont des femmes, dont 65 % de classes populaires, à qui les institutions reprochent d’avoir commis un « péché démographique » en sus du péché religieux.

Les Françaises, premières à réclamer leurs droits, n’ont obtenu d’égalité juridique avec les hommes, en droit public (droit de vote) comme privé (droit de la famille), qu’après la Seconde Guerre mondiale. Le Code civil de 1804 affiche des dispositions misogynes en droit de la famille et renvoie les femmes à un statut de mineures effaçant les acquis de la Révolution et même ceux de l’Ancien régime. Dans la foulée des Révolutions de juillet 1830 et de février 1848, les Françaises clament leurs exigences solidement fondées sur leur expérience du quotidien. Elles obtiennent le droit de vote en 1944. La loi autorisant l’avortement est votée en 1975.

En droit anglais, la Divorce Matrimonial Causes Act de 1857 accorde des droits de propriété aux femmes, autorise le divorce pour des motifs déterminés et garantit le patrimoine familial des femmes mariées. L’essor du mouvement féministe à la fin du 19e siècle et les premières demandes du droit de vote débouchent sur l’adoption de diverses lois régissant les biens des femmes mariées. La loi sur les crimes commis sur les personnes de 1861 qualifie l’avortement d’infraction pénale assortie d’un emprisonnement à vie (plus de la peine de mort). Celle de 1929 reconnait le recours à l’avortement pour protéger la vie et la santé de la mère et distingue les cas où l’enfant n’aurait pas pu naitre viable (moins de 28 semaines de grossesse). Les femmes obtiennent le droit de vote en Angleterre dès 1919. La loi autorisant l’avortement est adoptée en 1967. S’il est assez libéral en Angleterre, aux Pays de Galles et en Écosse, il est plus strict en Irlande du Nord. Cela contrevient à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH).

J’ai choisi d’analyser la législation sur l’avortement pour ce qu’elle représente de la vie et des droits des femmes.

Un mot sur la méthodologie

Chaque étape du processus de recherche est décrite dans le mémoire intégral. Elle est documentée par souci de transparence et de répétabilité (citations, publication, détails des calculs, annexes des supports utilisés).

Une fois choisis les textes à analyser (la législation sur l’avortement), je les ai téléchargés, convertis en format numérique exploitable et nettoyés. Je les ai ensuite soumis à un outil d’analyse de corpus. Cet outil permet d’interroger un ensemble de textes (jusqu’à des millions de mots) sur ses composantes linguistiques. Les exemples plus bas seront plus parlants. J’ai donc sondé les marqueurs de langue claire et de langue inclusive avec cet outil. Ensuite est venue l’étape d’analyse des résultats.

Concernant l’enquête pour connaitre l’avis des étudiantes et étudiants en droit, j’ai d’abord eu trois entretiens avec des spécialistes du langage clair. Ces entretiens m’ont permis de cibler les freins et les motivations à utiliser le langage clair. Le questionnaire soumis en ligne aux jeunes était ainsi très précis. J’ai envoyé ce questionnaire à une cinquantaine d’écoles et d’universités (de notariat, d’avocature, de droit général…). 96 réponses ont été examinées pour produire ces résultats.

 

Zoom sur les textes analysés

Le corpus anglais se compose de cinq textes législatifs : loi, amendements, jugement, avis de la Cour suprême. Le corpus français se compose de sept textes législatifs : lois, amendements, arrêt de la Cour de cassation et décret. J’extrais du mémoire quatre exemples.

 

Woman et femme

Dans les textes anglais, le mot woman est le sujet des verbes souhaite, avoir, devenir, porter, chercher, subir, choisir, décider, faire et être. Si l’on met de côté les auxiliaires courants, ces verbes cernent la démarche de l’IVG. À l’inverse les verbes forts ayant pour complément le mot woman : deny, affect, deter, force, expect, oblige, offer, allow, cause, require, do, concern (pour les plus fréquents) placent les femmes dans une position de soumission et d’attente. Les qualificatifs sont étroitement liés au contexte : pregnant, Irish, northern, et généraux : many, other.

Dans les textes français, le mot femme est sujet des verbes demander, renouveler, estimer, pouvoir et de l’auxiliaire être. Si l’on met de côté les auxiliaires courants, ces verbes ne caractérisent pas particulièrement le sujet de l’IVG et s’attachent davantage à la procédure de l’acte. De même, les verbes dont le mot femme est le complément : conseiller et aider, et les participes passés associés : enceintes, venues, émancipées, concernées qualifient davantage les femmes dans le contexte de leur grossesse et de la démarche. Les qualificatifs ne révèlent pas le contexte de l’IVG : mineure, étrangère, célibataire, majeure.

En anglais, ce sont donc les verbes ayant le mot woman pour sujet et les qualificatifs qui fournissent le contexte. En français, ce sont les verbes dont le mot femme est complément, ainsi que les participes passés qui précisent le contexte. On peut également y voir la trace d’un droit français qui organise son discours autour de l’institution, plus que de la personne.

 

Doctor et médecin

Les verbes autour du mot doctor en anglais, montre que la ou le médecin explique, conseille, soigne, sait et fait. Quant aux adjectifs utilisés conjointement avec le mot doctor, ils montrent une personne capable et sympathique.

En français, le médecin doit, atteste et peut. Le substantif est masculinisé par l’article qui le précède et les adjectifs présents. Le médecin est choisi, sollicité, qualifié (des verbes à la voix passive), précité et compétent. Le mot médecin est épicène en français, et l’on pourrait le trouver avec un doublet binaire d’articles définis ou indéfinis : un ou une médecin, la ou le médecin. Ce n’est pas le cas, même dans les documents récents du corpus français.

 

Fœtus

Le mot fœtus est un latinisme qui existe en français et en anglais. Le mot est très présent en anglais, proportionnellement 10 fois plus qu’en français. En anglais, le fœtus est : en bonne santé, viable ou malade. Il souffre, est diagnostiqué, conçu, soigné, protégé et a des droits.

En français, le mot fœtus n’apparait qu’une fois. Ces relevés montrent combien la législation française contourne le sujet et traite de l’acte médical. À l’inverse, la législation anglaise ne craint pas de nommer le fœtus.

 

Person et personne

En anglais, les qualificatifs du mot personne sont : privée, vivante, inconnue, proche, adulte, distincte, à part entière, différentes ou humaine. Alors qu’en français, les qualificatifs sont : majeures, mineures, morales, hostiles ou physiques. Le regard du droit ne chausse pas les mêmes lunettes de part et d’autre de la Manche. Là où le droit anglais s’attache à l’être vivant, le droit français considère son état civil ou son statut.

 

Les mots au fil du temps

Parmi les termes féminins adoptés dès 1975, on note la disparition par la suite des mots : célibataire, étrangère et infirmière. Les caractéristiques du statut matrimonial et de la nationalité perdent ultérieurement leur pertinence (en ont-elles jamais eue ?) dans le périmètre de la loi. Le doublet des infirmiers ou infirmières existent dès 1975, mais la profession est remasculinisée ultérieurement en infirmiers. Les mots majeure, mineure et intéressée apparaissent uniquement dans le document de 2001. Le mot femme est le seul nom d’humain constamment présent de 1975 à 2023, suivi du mot personne, quasiment toujours présent.

Voici un cas de profession très largement féminisée qui se trouve remasculinisée dans les textes récents : sage-femme. La formation des sagefemmes s’allonge d’un an depuis la rentrée universitaire 2023-2024, ce qui permettra aux titulaires d’un doctorat en maïeutique de faire leur entrée dans le monde du travail en 2029. Le document de 2023 anticipe visiblement cette doctoralisation et adopte un masculin générique : docteur en maïeutique.

L’analyse en anglais est influencée par le volume prépondérant du document de 2018 où apparaissent les deux indicateurs forts de la volonté d’inclusion : la diversité des pronoms et l’utilisation du they singulier.

 

Et en clarté, qui l’emporte ?

Deux indices ont servi à mesurer la clarté des textes de droit. L’indice Coleman-Liau qui s’exprime en nombre d’années d’études et l’indice Antidote basé sur 100, 100 étant parfaitement clair. À titre d’exemple, cette synthèse obtient respectivement 11,2 et 47,7.

L’indice Coleman-Liau appliqué aux textes anglais affiche un statu quo de 1967 à 2023. 10 années de scolarité sont nécessaires pour les comprendre. La langue de spécialité se déploie dans ses formules figées : convention right, fœtal abnormality, unlawful act, fatal fœtal abnormality, margin of appreciation, termination of pregnancy, registered medical practitioner, declaration of incompatibility, primary legislation. . .

En revanche l’indice Antidote montre une moyenne de 29,1/100 et surtout une nette simplification entre 1967 et 2023 passant de 23,3/100 à 41/100. En effet, la part de phrases longues (+40 mots) diminue de 22,6 % en 1967 à 8 % en 2023. De même, les cascades de compléments chutent de 26,4 % à 3 % au fil du temps. On note donc un effort réel de simplification de l’anglais juridique au fil des années.

 

La valeur moyenne de l’indice Coleman-Liau pour les textes français est de 10 et n’évolue guère de 1975 à 2023. Cette mesure le place au niveau d’exigence des connaissances du corpus anglais. Pourtant, les termes récurrents extraits par l’outil apparaissent moins techniques : interruption, alinéa, orthogénie, grossesse, abroger, promulgation, sage-femme, contraceptif, volontaire, hospitalisation, contraception.

Les textes composant le corpus français montrent que la langue du droit sait ponctuellement se faire claire sans que cela représente une tendance régulière fiable. La version 2000 de la loi Veil atteint 52,7/100 de lisibilité et la loi de 2022 renforçant le droit à l’avortement atteint 49,2/100. L’indice moyen Antidote est de 37,8/100, ce qui est supérieur à la moyenne du corpus anglais. En revanche, les métriques ne dénotent pas particulièrement une progression chronologique. Les valeurs individuelles montrent qu’il est possible de rédiger clairement. La version 2000 de la loi Veil affiche ainsi les métriques suivantes : 4,5 % de phrases longues (+40 mots) ; 0,9 % de cascades de compléments ; 1,2 % de mots longs ; 4 abréviations. La disposition générale est figée avec deux niveaux d’indentation pour un total de 16 articles. Ce texte de loi mis à jour le 22 juin 2000 fait fréquemment référence au Code de la santé publique. Ce dernier aspect allège probablement l’ensemble de manière efficace et mérite d’être retenu au nombre des recours à disposition des rédactaires.

 

Les deux corpus, pourtant comparables par le sujet et la période, divergent autant sur le plan du langage clair que sur celui de l’écriture inclusive. On peut attribuer ces divergences aux natures différentes des langues anglaise et française, en particulier au niveau du degré de genrage, à la nature des textes juridiques (lois, jugement, décret) et bien sûr à l’essence de la juritraduction. La juritraduction nécessite de passer par la comparaison des droits. Bien qu’issus tous deux du droit romain, les deux systèmes législatifs ont deux approches différentes. La langue s’en fait donc l’écho, plus proche de la personne au Royaume-Uni, plus centrée sur l’acte en France.

La volonté de clarifier le texte juridique constitue manifestement une tendance en anglais, pas en français. La volonté inclusive est plus manifeste en anglais, bien que les indicateurs soient, par essence linguistique, plus subtils. À contrario, la volonté de remasculiniser la langue française est visible au travers de choix explicites : infirmières devient au fil du temps infirmiers, et les sage-femmes sont désormais nommées au masculin docteurs en maïeutique. Le choix est paradoxal pour des textes qui traitent d’un moment de vie où des femmes, majoritairement, s’occupent de femmes. Les citoyennes se sentiraient mieux prises en considération si le droit s’adressait davantage à elle, en les nommant.

 

Que disent les jeunes du langage clair et inclusif ?

L’enquête montre que les jeunes en études de droit connaissent davantage le langage inclusif que le langage clair, mais se projettent davantage dans la mise en œuvre professionnelle du deuxième. La moitié des personnes interrogées au cours de cette enquête d’intérêt a entendu parler du langage clair. Quasiment toutes aimeraient en savoir davantage, dont les deux tiers par leur équipe enseignante. 80,8 % disent vouloir l’utiliser dans leur pratique professionnelle à terme. Leur motivation première réside dans la clarté de leur communication.

La quasi-totalité des jeunes a entendu parler du français inclusif. Plus de la moitié aimeraient en savoir davantage, dont la moitié par l’équipe enseignante. La moitié de l’échantillon dit vouloir l’utiliser dans sa pratique professionnelle future. Le français inclusif est plus utilisé à l’écrit qu’à l’oral, mais un peu moins de la moitié des jeunes se projettent dans la pratique future à l’écrit et à l’oral.

Se faire correctement comprendre est la principale raison d’adoption du langage clair, devant les motivations d’ordre civique. Alors, que le respect des autres et la volonté d’inclusion représentent la quasi-totalité des motivations à adopter le français inclusif.

Le manque de formation représente un peu plus d’un tiers des raisons de ne pas adopter le langage clair et un peu moins d’un tiers des raisons de ne pas adopter le français inclusif. Viennent ensuite les arguments de préservation de la langue traditionnelle, en général, et du droit, en particulier, pour un quart de la petite fraction qui les rejette. Le quart des personnes qui rejette le langage clair (25,2 %) et le français inclusif (24,5 %) se justifie par le refus de voir évoluer la langue.

Les réponses font apparaitre une double incohérence d’une petite quantité de personnes interrogées qui rejettent le langage clair et le français inclusif sans le connaitre. Cela confirme le phénomène « Moins je connais, plus je m’oppose » déjà étudié et documenté ailleurs.

 

En conclusion

La langue de spécialité du droit française reste attachée à ses traditions, davantage que ne le fait son homologue britannique. Elle court ainsi le risque d’un figement. User du latin comme d’une langue vivante et du masculin générique comme d’un neutre détache les institutions de la population, un peu plus chaque jour. S’adresser à l’autre passe par le dialogue contradictoire, parfois houleux, mais indispensable à la vitalité.

Les métiers du droit seront à court et moyen terme majoritairement occupés par des femmes, reflétant la répartition genrée de la prochaine génération de juristes encore en études. La perspective se trouve corroborée par des conclusions de recherche-action. Cette féminisation des fonctions juridiques pourrait avoir une influence sur la volonté de clarification et d’inclusion par la langue. Continuer de fermer les yeux sur le réel par crainte irraisonnée d’un méconnu n’évite pas que le changement advienne. Tout au plus, cela amplifie les clivages nocifs. À l’inverse, anticiper les changements induits par les faits sociaux facilite une transition riche, raisonnée et pérenne.